Pat71 a écrit:Quelques petits mots, juste de retour de Brive.
Un seul mot : émotion.
Oh oui !...
Un CM de 24 h, c'est comme un 24 h normal, sauf que tout est décuplé, exacerbé. Les performances sont extraordinaires - comme le dit Pat, il y a 100 coureurs à 200 km et plus - et les coureurs savent aussi aller en ces circonstances puiser infiniment loin dans leurs ressources physiques et mentales la motivation pour continuer à avancer.
Un CM de 24 h, c'est plusieurs courses en une, comme une vie qui défile en accéléré, ça a la grandeur de la tragédie grecque, dont les principes sont respectés : unité de lieu, un parc de Brive, de temps, une journée, d'action, une course. En ce cadre ramassé, tant d'humanité, de grandeur, de bonheur, de souffrance, d'adversité. Les corps et les esprits à l'unisson, tendus vers un même objectif ; le destin, qui veut, ou ne veut pas, qui impose sa volonté ou que l'on tient en respect.
Un CM de 24 h, c'est l'Evangile sur le bitume en trois phases. La gestion, l'agonie, la résurrection. Et une révélation, non pas transcendante, mais intérieure, quand les coureurs se retrouvent seuls face à eux-mêmes et renvoient par empathie les spectateurs à la même situation.
Avant la course, j'ai eu le temps de saluer les coureurs de ma connaissance. Bruno, ouvert et confiant, professionnel, Emmanuel, inquiet et déterminé, Anne-Cécile, la plus à même de relativiser, donc plus détendue, en tout cas en apparence. Je ne crois pas avoir vu Brigitte. Puis ils sont partis et, après quelques hectomètres en ville, ont rejoint le circuit.
Trois phases, donc. La première est très intellectuelle ; c'est celle des premières heures. Vu le niveau des coureurs, elle dure sensiblement plus longtemps que sur un 24 h open. Certains, comme toujours, partent vite, très vite. Parmi eux, Shingo Inoue, Scott Jurek et quelques autres partent sur les bases du record du monde. On se dit qu'ils vont le payer. Ils le paieront, enfin, pas les deux cités... Les Français - l'influence des théories de Bruno ? - partent tous sur un rythme raisonnable eu égard à leurs objectifs. Jacques est le plus rapide, il vise 260 km. Pendant quelques heures, on contrôle au chronomètre les passages de tel ou tel, on évalue la foulée. Jurek a ralenti après son départ à plus de 14 km/h. En gestionnaire intelligent. Je m'installe à la terrasse d'un café juste devant le circuit, d'où, pendant quelques heures, j'encourage les coureurs en résolvant les problèmes tombés cette semaine aux concours passés par mes élèves. J'ai le plaisir de croiser Chico.
Petite pause pour courir le long de la ligne droite quelques décamètres au coté de Bruno. On court depuis 6 heures environ ; Bruno va bien, il est confiant - le classement, affiché toutes les heures, lui donne une vitesse comprise entre 11,1 km/h pour le plus rapide et 11,1 km/h pour le plus lent... A chaque passage d'un(e) Français(e), un petit "allez", suivi du prénom. Ils répondent d'un petit signe, d'un mot, ou passent - ils est bon qu'ils conservent leur énergie. Au fur et à mesure de la course, on encourage aussi des coureurs (bon, plutôt des coureuses) d'autres nations, dont on apprend le prénom sur le feuille des engagés (merci, Chantal). Tour après tour, quelque chose se crée avec certains, un rendez-vous. Leur sourire me réchauffe, mes encouragements, je l'espère, les aide un petit peu.
Après huit heures de course, celle-ci commence à changer de visage. La tête de la course s'est décantée. Anne-Cécile, partie doucement en adoptant dès le départ de courtes phases marchées, prend la tête. Cela ne se passera pas aussi bien que prévu, mais elle ne la lâchera plus. Certains commencent à payer leurs efforts. Les premiers coureurs franchissent les 100 km. Déjà de l'émotion, numérique pour l'instant. A 10 heures de course, c'est la deuxième phase qui s'annonce, celle de la descente aux enfers. La fraîcheur devient progressivement le froid, ceux dont ce n'est pas le jour s'en rendent compte sans rémission, bien qu'ils essayent avec patience de laisser passer l'orage. Mais l'orage dure, dure et les forces continuent à décliner. Karine Herry abandonne. Deuxième ligne droite en compagnie de Bruno. Bruno ne va pas bien. Ca se voit sur son visage, ça se voit à sa foulée, je le sais parce que je suis ses chronos. Il râle contre son estomac. J'essaye de trouver les mots pour le réconforter, mais je ne les trouve pas et je me sens inutile et maladroit ; je suis soulagé que la ligne droite s'arrête.
Cette deuxième phase de course, qui nous emmène au coeur de la nuit, est tragique. Patrice a trop bien parlé de Bruno pour que j'y revienne ; je dirais juste que je partage totalement son point de vue. La maladresse, drôle et poignante, la volonté jusqu'au bout des forces, jusqu'à l'abandon.
Jacques ne fait pas de bruit. Il ne répond plus aux encouragements, il est dans sa bulle. Il sait depuis un moment qu'il ne tiendra pas ses objectifs et qu'il continuera à descendre au classement. J'ai beaucoup pensé à toi, Jacques, cette nuit. Je ne te connaissais pas, je ne te reverrai peut-être jamais. Tout en sachant pertinemment ce que cette impression peut avoir de fallacieux, j'ai eu le sentiment de te comprendre. Tu as tenu jusqu'au bout ; ça n'est jamais vraiment revenu. Je t'ai peu encouragé cette nuit, juste une fois de temps en temps, parce qu'à ta place, j'aurais aimé être seul. Alors j'ai fait comme si on inversait les rôles et je t'ai laissé tranquille, avec juste quelques signes, mais pas de "c'est bien" ou de "ça va revenir", parce que je savais et que je savais que tu savais. Dans ces moments là, on pense aux sacrifices consentis, à l'investissement, à la confiance qu'ont placée les autres en nous, et on est malheureux. Je te l'ai dit après la course quand tu m'as gentiment remercié : continuer comme tu l'as fait, c'était immense. Je te souhaite beaucoup de courses à l'issue plus favorable.
Bibi est lucide. Ca ne passera pas pour elle non plus. Pas son jour. Heureusement que je ne suis pas superstitieux. Tu as fait des tas de performances magnifiques en CM, Brigitte, j'ai assisté à ceux de Wörschach et de Brive.

Je crois savoir que tu vas revenir sur 100 km et t'y consacrer. Bravo pour ta carrière ; c'est toi qui a relancé le 24 h féminin en France, il ne faut pas l'oublier. Et puis Brive, c'est quand même un beau souvenir pour toi !
Jurek et Inoue continuent de tourner comme des avions. Il fait nuit noire et tout le monde a froid, spectateurs comme supporteurs. Je partage mon temps entre la salle de passage avec Chantal, Grelots, Rudy, Patrice, Confetti, Pascal, Daniel, qui nous fournit en café, et les autres et le circuit. Régulièrement, je vais faire le tour du circuit en courant un peu, pour me réchauffer. Ca me permet d'encourager ceux qui passent, livrés à eux-mêmes en ces heures obscures. Et de tomber sur Patricia, qui m'offre une crêpe.
Outre les Français(es), je suis notamment une coureuse Italienne, utilisant mes extrêmement maigres connaissances en italien, la réconfortant ou l'encourageant d'un mot, selon l'expression de son visage, avec son prénom. Virginia, si un 24 h est une vie en accéléré, un moment suspendu et hors du temps, alors j'ai été amoureux de toi pendant 24 h. Tu ne me liras pas, et ça n'a pas d'importance car nous avons regagné maintenant la vraie vie. J'ai envie de croire que tu as apprécié ma présence. En tout cas, tes signes de remerciement et tes sourires ont illuminé ma nuit. Bonne continuation à toi.
Cette nuit, le combat en haut de tableau a offert des scènes de sport de très haut niveau. Inoue, quand il allait bien, faisait sa course. Quand il se sentait un peu moins bien, il marquait Jurek à la culotte. Il avait je crois 6 tours d'avance et les a gardés jusqu'à la fin. Vers 4 heures du matin, Fabien, qui avait baissé de pied sans jamais sembler vraiment mal, a décidé de passer à l'attaque. Il tournera au rythme des meilleurs jusqu'à la fin, sous les encouragements toujours plus vifs d'une foule de plus en plus dense. Fabien, par ta profession, tu es celui dont je suis le plus proche ; tu as toute mon admiration.
La différence avec un 24 h open, c'est le nombre incroyablement élevé de coureurs qui continuent à tourner dans la nuit profonde. Peu avant le lever du jour, au moment le plus froid de la journée - 2° ! - on a vécu une phase de transition. De nombreuses hypothermies ont rendu le circuit moins fréquenté, c'était la dernière attaque de l'adversité pure.
Puis on a abordé la dernière phase de course, celle où le sens disparaît pour laisser la place à l'émotion pure. Car la troisième phase de course, jusqu'à l'arrivée, est épique. Au sens littéraire. C'est une saga, le temps des héros, des émotions immenses chez le spectateur, dont les yeux se mouillent plus d'une fois au passage des coureurs.
C'est la phase qui consiste à tenir pour ceux qui doivent conserver leur position. La phase de l'attaque pour ceux qui, en état de grâce, vont chercher une place d'honneur ou un record, ou les deux. A eux, tout est possible. Ils finissent à des allures inouïes. Cudin, l'Italien, passe troisième et colle 14 km au record d'Italie. Il n'y a pas d'explication rationnelle à cet état. Ca arrive une fois ou deux dans la vie, ou jamais, c'est un sommet, un moment dont on garde le souvenir toute sa vie. C'est aussi la phase de l'épuisement pour ceux qui vont chercher des médailles par équipe et c'est infiniment émouvant.
A ce jeu, toute l'équipe de France nous a offert des moments d'une force incroyable. Anne-Marie, allant puiser Dieu sait où des forces qu'elle n'avait plus. Sylvie, longtemps en lutte pour la troisième place individuelle avec l'Allemande Julia Alter, qui continue jusqu'au bout pour la médaille par équipe, épuisée, au bord des larmes. Emmanuel, dont on connaît les profondes ressources mentales, qui passe la ligne en pleurant parce que son mollet est coincé et que le staff remet sur pied pour qu'il aille chercher à la force de la volonté la médaille et son meilleur score. Thierry, qui tient sa place et rentre dans les dix. Un tour ça va, un tour ça va moins bien. Et Françoise, la championne de France, qui a fait sa course, imperturbable.
Quand on est soi même passé par le 24 heures, on sait dans quel état de fatigue se trouvent les coureurs. Avoir la volonté de courir, encore et toujours, aller au bout le plus extrême de ses forces, cela dénote alors une volonté dont je connais la valeur. Je n'en ai jamais été capable. BRAVO, vraiment. Et MERCI.
Virginia, elle aussi, a su retrouver des forces pour aller chercher son record personnel avec 190 km, d'une part, et pour se mettre au service de Monica Casiraghi, belle médaille d'argent individuelle, qu'elle a emmenée sur la dernière heure. Plus de 10 km pendant la dernière heure. Sa compatriote Monica, dans le dur, a tenu à finir, je l'ai souvent encouragée aussi. Les fins de 24h, c'est aussi Veronika, la Croate, bien placée, qui s'effondre pendant la nuit et marche plusieurs heures, exténuée, avant de repartir à l'abordage à un rythme incroyable sur les dernières heures pour finir 13ème.
Le drame des fins de course se noue dans la salle, au passage devant le tableau d'affichage qui indique à chaque tour le kilométrage, le temps au tour et la place. Quelle émotion que de suivre le regard des coureurs en direction du tableau, l'implorant ou le haïssant, parfois. De temps à autre, le tableau a du retard et les coureurs, dépités, repartent. Une fois ou l'autre, l'un d'entre nous court rattraper le coureur pour lui indiquer les chiffres. Quelle émotion que de voir Fabien remonter place après place, de voir la joie de Veronika, de suivre le regard d'Emmanuel. J'ai beaucoup encouragé les coureurs qui revenaient fort. Ce n'est pas voler au secours de la victoire. C'est juste que, par expérience, je connais l'ivresse de ces moments exceptionnels de densité et la réceptivité aux encouragements dans ces minutes ou heures d'euphorie.
Anne-Cécile, elle, n'a jamais semblé en danger. Toujours souriante, elle a laissé filtrer un peu d'inquiétude quand elle a commencé à baisser de pied, trop tôt, et trop fort. Je la voyais au bout de 11 heures filer vers le record du monde, à tout le moins vers les 250 km. Lors de son second 12 heures, elle a donné tout ce qu'elle pouvait tout en gérant l'écart avec Casiraghi, qui n'a jamais diminué. J'imagine qu'elle a ce record dans les jambes. J'imagine aussi qu'elle a beaucoup souffert, sans le montrer. Une grande dame de l'ultra.
Les derniers moments de la course sont magiques. Défilé de drapeaux, coureurs exténués sachant qu'une aventure est en train de se terminer. Deux heures plus tard, les barrières du circuit sont démontées, le site devient peu à peu désert, le parking où les coureurs passaient se remplit à nouveau de voitures. Il règne ce parfum de nostalgie des moments intenses qui ne sont plus.